« Bloqué »

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Un aperçu de la grandeur du bâtiment

Photo prise par Thomas Sulmon

Après avoir franchi le seuil de la maison des migrants, ma première impression  fut celle d’un gigantesque hôtel : une réception, un tableau des charges mis en évidence, des affiches présentant les différentes activités disponibles,… Survivre était décidément  loin d’être la seule préoccupation de ces habitants.  Une visite des lieux a bien vite envoyé en éclats mes opinions préconçues où se mêlaient pêle-mêle des mots comme « promiscuité » et « insalubrité »: 10 000 mètres carrés, mis à la disposition de l’organisation par des personnes privées sans compensation financière, 90 lits, des cuisines offrant un repas gratuit le soir grâce aux dons, un journal diffusé chaque semaine sur la toile,… Une organisation s’était auto-formée, régulée par les migrants eux-mêmes. Une bonne partie de l’espace disponible n’était pas utilisé (cfr : photo) , me laissant songer malgré moi au prix du mètre carré dans ce quartier de Bruxelles, à deux pas de la place Stéphanie.

Le contact avec la maison m’a fait découvrir un nouveau monde, voilé jusqu’alors par ma méconnaissance de la religion musulmane, et de la barrière psychique coupant « leur » monde du mien. Du thé terriblement sucré qui nous était offert aux inscriptions arabes parsemant les corridors, beaucoup de choses me paraissaient neuves et intrigantes, et cela avant même d’avoir pu parler au moindre habitant !

La conversation la plus marquante fut celle que j’ai eue avec Mohammed, un Algérien du Nord de 25 ans, en Belgique depuis 3 ans, attendant un quelconque avancement dans son dossier de demande d’asile. En sortant de la maison un après-midi de mars, je tombai nez-à-nez avec un groupe attroupé sous  le porche d’entrée les protégeant de la pluie. Proposant une cigarette, je me mêlai à eux, leur demandant d’où ils venaient pour faire connaissance. C’est alors que Mohammed prit la parole.

Assis sur le trottoir, il nous parlait de la difficulté de la rue, de l’avilissement d’être exploité pour des petits boulots qu’il ne devait qu’à des connections passagères, et surtout du froid, ennemi insaisissable et redouté. S’étant vu refusé une place pour la nuit, il était assez remonté contre les méthodes de sélection des responsables de la maison, et pestait tout à la fois contre les services d’immigrations belges, contre les lois l’empêchant de trouver un emploi décent, et contre sa propre condition. Il me décrivait son travail au marché du Midi : de 10 heures à 18 heures, il portait sans discontinuer cageots et bacs pour se voir attribuer une paie de 25 euros à la fin de la journée. « Le patron ne veut que son profit, et sait très bien reconnaître les gens comme moi qui prendraient n’importe quel boulot pour survivre. Alors on baisse la tête », me dit-il en alliant le geste à la parole.

En lui demandant quelles étaient ses perspectives d’avenir, et ce qu’il avait poussé ici, il était facile de voir que cette question constituait un point sensible. « C’est ne rien avoir à faire de concret  qui me tue, le sentiment de me retrouver bloqué par le système en gâchant mes plus belles années. Je vis au jour le jour », dit-il. Le cercle vicieux dans lequel il se trouvait pris semblait l’empêcher de faire le moindre choix. « Si je pars, impossible de revenir. J’ai déjà attendu trop longtemps ; je pourrais pas supporter que ces années n’aient servi au fond à rien. Et puis pour aller où ? En Algérie je suis déjà comme un étranger. »

Ses camarades, plus âgés, en étaient plus ou moins au même point. Mais ce qui me frappait le plus était cette tension qu’entretenait le sentiment de voir sa vie mise en « stand-by », pied et poings liés, avec pour tout espoir une nouvelle « régularisation massive », comme ce qui s’était produit en 2009. Sans carte d’identité ou permis de séjour, ils se voyaient forcés d’embrasser leur condition de résident illégal. Et d’attendre.

Thomas Sulmon

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