Bayt al Hikma. Ou maison de la sagesse. C’est comme cela que l’on appelle la bibliothèque de Bagdad qui existait au début du 9e siècle, et que l’on peut considérer comme la deuxième école de traduction au monde. Sans doute ce haut lieu de la culture est-il ancré dans l’esprit du peuple irakien. Car en une matinée d’avril, je rencontre cet homme irakien qui me parle de son épopée, de son pays d’origine vers son pays d’adoption. A. m’explique que son pays a environ 8000 ans d’histoire, que son peuple est très attaché à l’éducation. Puis il témoigne qu’en Irak, les bombes tombent un peu comme la pluie. Selon lui, il ne se passe pas un jour sans qu’une explosion ne vienne entacher le paysage. Et pourtant, il me décrit une photo. Une photo qui l’a marqué et qui témoigne de la volonté de ses concitoyens à défier la guerre. La défier par l’éducation. C’est une mère qui accompagne son fils sur le chemin de l’école, et à côté une bombe qui explose. École et bombe dans une même phrase, écolier et explosion sur une même photo. C’est une situation absurde, mais une situation réelle. Un événement presque aussi banal qu’une averse, simple aléa climatique duquel on peut se réfugier sous un toit. Sauf que cette fois, un toit ne suffit pas, et l’aléa peut s’avérer fatal.
C’est malheureusement pour cette raison qu’en 2016 en Europe, les jeunes utilisent l’expression consacrée « c’est Bagdad» pour décrire l’état chaotique de leur chambre. Ils le disent avec une touche d’ironie et un brin d’innocence. Ils le disent avec légèreté, sans mesurer ce que cela signifie. Ils font rimer plus ou moins inconsciemment l’ancienne capitale de l’empire abbasside avec chaos et destruction. Ce faisant, ils oublient ou ignorent l’histoire multimillénaire de cette contrée du Proche-Orient. Il y a effectivement beaucoup d’a priori sur cette région du monde. C’est parce que la grande majorité des informations que nous avons au quotidien concerne la guerre. Et à juste titre d’ailleurs. Mais ainsi, nous ne percevons que sa situation actuelle. Et quand nous la voyons, ce n’est généralement pas à des millénaires de culture que nous pensons. Et c’est un peu ça le problème. La guerre, beaucoup d’Irakiens la fuient, mais en même temps, ils la ramènent avec eux. Malgré eux, elle les poursuit jusqu’ici. Aux yeux de nous Occidentaux, ils en sont devenu le symbole. Quand on les regarde, des images de régions grises et dévastées nous viennent à l’esprit. Mais c’est peut-être ce regard qu’il faut changer. D’un côté, faisons notre possible pour prendre la mesure de ce qu’ils ont vécu ; mais d’un autre, rendons-nous compte qu’à l’origine, leur pays ne se résume pas à cette tragédie. Tout comme le savoir de l’empire byzantin et de l’École de Bagdad a été ramené en Europe par la conquête arabe au 12e siècle, ils viennent peut-être à leur tour contribuer à la culture sur notre continent, même si c’est pour d’autres raisons. Cette fois ils ne viennent pas en conquérants, ni même ne reviennent en vainqueurs. Contrairement à Ulysse, ils ne viennent pas pour retrouver leur pays d’origine, mais viennent à la recherche d’un pays d’adoption.
A. me répète trois mots qui résonnent encore dans ma tête : « pas le choix ». C’était rester là-bas ou venir ici, la mort, ou la vie. Il a choisi la vie. D’ailleurs quand on y pense, pourquoi cet acte de résistance serait-il moins héroïque que celui du héros d’Homère? Pourquoi finalement ce ne serait pas lui le héros, celui qui traverse des milliers de kilomètres, non pas pour retrouver les siens comme jadis Ulysse, mais pour sauver sa vie et celle de sa famille, en s’installant sur des terres lointaines et inconnues? Le héros des temps modernes, c’est peut-être celui qui n’a pas le choix.
Charlotte UHER
Bibliographie
BALLARD (M.)
2013 |
Histoire de la traduction: repères historiques et culturels. Traducto. Bruxelles: De Boeck. |
HOMÈRE
1988 |
L’odyssée. Paris: L’école des loisirs. |
SCHMITT (E-E.)
2010 |
Ulysse from Bagdad. Le Livre de poche 31897. Paris: Michel. S.d. |