« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » – Albert Camus
Que nous disent les mots ? Quelles valeurs, quelles cultures, quelles histoires ou encore idéologies transportent-ils ? A quel imaginaire nous renvoient-ils ? Un simple prénom peut ainsi révéler tellement de choses. « Je m’appelle Alphonse, nom chrétien. En tant qu’ancienne colonie belge au Congo, la religion catholique s’est imposée à nous. Il a fallu être baptisé, aller à l’école catholique, par conséquent, j’ai ce prénom. En 1962, le régime dictatorial de Mobutu qui avait été mis en place par la Belgique, après avoir assassiné Patrice Lumumba, avait à un certain moment, dans son délire, dit : voilà, retour à l’authenticité africaine, nous devons retourner aux sources de notre culture africaine, donc plus de prénoms occidentaux. Il avait donc décrété au Congo que les Congolais ne pouvaient plus porter de prénom congolais comme Alphonse. »
Que traduisent les notions comme crise, crise migratoire, crise des réfugiés ? « Crise dans la mesure où cela bouscule un ordre établi »1 ? Doit-on parler de migrants, de réfugiés ? « Avons-nous à faire à des migrants ou à des réfugiés ? Si on dit qu’on a à faire à des migrants, on les voit d’une certaine manière et les solutions qu’on va trouver vont dans une direction? Si on dit qu’on a à faire à des réfugiés, les solutions qu’on va trouver seront différentes. »2 Quelle position politique, idéologique, ces mots véhiculent-ils ? Qu’en est-il du concept d’« intégration », auquel ces personnes seront certainement sujettes? La question d’intégration a-t-elle même un sens, une légitimité? L’intégration est-elle un processus d’inclusion ou d’exclusion? Mais surtout qui est concerné par cette notion. A quelles réalités nous renvoie-t-elle ? Le concept d’intégration semble relativement flou. Il couvre un ensemble de réalités peu objectives qui, bien souvent, s’accompagnent d’un discours politique et médiatique fortement lié aux valeurs d’une époque en réponse aux besoins d’un pays. Il semble donc important de revenir sur sa définition. Pour Emmanuel, sémio-praticien de la communication, elle est une coquille vide. « C’est un mot creux. C’est un mot de politique, de politicien. L’intégration, c’est quoi ? Ça ne veut rien dire. Quand on parle d’intégration, c’est pour souligner la différence qu’il y a avec celui qui arrive et le regard qu’on pose sur lui. […] C’est pour dire on ne veut pas de toi.»
Retour à une étymologie
En revenant sur l’origine étymologique du terme, on peut apprendre que «tout ce qui remonte du latin ‘integer’ relève de la complétude et de l’achèvement. […] L’intégration est donc l’action par laquelle un ensemble inachevé devient complet. Ce que nous dit l’usage politique du mot, c’est que faute d’avoir « intégré ses immigrés », la société se sent incomplète, inachevée. […] Poser la question de l’intégration, c’est se demander comment les étrangers peuvent devenir la partie intégrante de la société, grâce à laquelle celle-ci pourra combler ce manque et retrouver son intégrité. »3 Une distinction devrait ainsi être faite entre intégrer et s’intégrer, sachant que l’un relèverait plutôt d’une décision politique, et ce, par l’élargissement du cercle de la citoyenneté ou la naturalisation, tandis que l’autre relèverait « d’un processus culturel, infini et apolitique », d’avantage individuel.4 Saïd Bouamama, quant à lui, revient sur la notion d’assimilation pour comprendre l’intégration.5 L’assimilation relève ainsi pour lui d’un « processus de transformation culturelle que subissent les groupes minoritaires au contact de groupes majoritaires ». Cependant, d’autres définitions tendront à distinguer assimilation et intégration, considérant que l’un tend à faire disparaître totalement les traits culturels minoritaires, tandis que l’autre est davantage un processus qui permet d’adopter certaines valeurs et une culture du groupe d’accueil tout en conservant ses traits culturels initiaux.6 Toutefois, Saïd Bouamama pose la question de l’intégration comme remplaçant de l’assimilation « rendu illégitime par l’épisode colonial »7. Pour lui, le concept d’intégration « se fait dans une logique postulant que c’est à l’individu minoritaire ou au groupe minoritaire lui-même de « s’intégrer » au groupe majoritaire. »8 Discours, selon lui, porté sur le discours scientifique, politique et médiatique qui s’inscrit dans une « approche individualisante capacitaire et mettant en avant une volonté individuelle »9, logique qui se serait fortement exprimée à l’époque coloniale. De plus, l’idée même d’envisager qu’une non-intégration soit possible, pourtant inévitable, tend à soulever le rejet de l’intégration de la part de « l’autre ». Il n’est pas tellement question d’intégration ou non-intégration mais de savoir comment celle-ci s’instaure et est mise en place et quels en sont les « stigmates » sociaux. L’intégration serait donc davantage un processus qui conduit à l’exclusion. « Personne n’est exclu ou non-intégré, beaucoup sont, par contre, insérés par le bas ou intégrés à une place de dominés. Nier l’inévitable de l’« intégration », c’est nier les inégalités et les discriminations qui touchent par essence une population caractérisée par l’avantage qu’elle procure en terme de coût de travail. »10
L’apparition des politiques d’intégration
C’est ainsi que s’observe dans l’histoire de l’immigration en Belgique une évolution de ce que représente l’« immigré » et la nécessite de son « intégration ». Comme l’explique Andrea Rea, deux raisons peuvent expliquer cette arrivée tardive de la question de l’intégration des réfugiés. « La première tient au « projet migratoire » lui-même. Beaucoup d’immigrés envisageaient en effet leur immigration comme un événement temporaire et non définitif. […] Dès lors, l’imaginaire du retour au pays a été très présent au sein des familles immigrées. De leur côté, les autorités publiques voyaient également l’immigration comme un phénomène provisoire. L’immigration était réduite à sa fonction d’adaptation conjoncturelle de la main d’œuvre »11 C’est peut-être ce qui explique, comme le souligne Emmanuel, qu’à l’époque « quand on est allé chercher les italiens pour travailler dans les mines à Charleroi, on ne leur a pas demandé de s’intégrer. Dans le discours politique, à l’époque, on ne le leur a pas demandé, on leur a donné un emploi. Si tu veux que quelqu’un s’intègre, donne lui un « job ». S’il travaille avec les autres, s’il transpire avec eux, il s’intègre. » Il faudra attendre les années 60 et 70 pour que prennent place une tentative de définition des politiques d’intégration. Ensuite, à partir des années 1980, l’immigration s’inscrit comme un problème, et ce, de façon plus marquée en Flandre, avec une progression de l’extrême droite. « Dans le discours politique belge, c’est un alibi l’intégration. Parce qu’on utilise ce terme pour le communautarisme qui se manifeste dans la réalité politique belge » explique Alphonse. D’ailleurs, s’observe, depuis les années 2000, des politiques d’intégrations régionales différenciées. L’« intégration » apparaît donc comme évolutive ; évolution qui se constate au travers du processus d’intégration de certains pays au projet européen, renforçant l’exclusion des pays « tiers ». Cette évolution s’observe également dans la considération qui est faite aux individus qui émigrent aujourd’hui, devenant bien souvent sans-papier, car ils pourraient bien être « réfugiés aujourd’hui, sans-papiers demain » . Exclus dès lors de toute possibilité d’accès à la citoyenneté, ils sont relégués à un statut de non-droit.
L’attention devrait donc davantage être portée sur les principaux adversaires de l’intégration qui tendent non pas à inclure mais à exiler « l’autre » en vue d’un retour à une « société intègre », considérant l’immigration comme corruptrice et la société comme corrompue.12 Il n’est donc peut-être pas tant question de « s’intégrer » mais plutôt d’ « intégrer ». « Je suis intégré, mais mon intégration n’a pas été accepté là où je dois m’intégrer » précise Alphonse, Congolais de nationalité belge, en Belgique depuis 1969.
Laurence Grun