Combien de préjugés avons nous en tête avant de commencer un travail de recherche portant sur la migration ? Plus d’une dizaine, très certainement. Pour ma part, cette enquête fût l’occasion d’aller à la rencontre de ces opinions préfabriquées, tantôt en les renforçant, tantôt en les déjouant. Mais quelle ne fût pas ma surprise lorsque, au bout de trois entretiens, je remarque que l’une de mes idées préconçues, et pas des moindres, aura été totalement démontée par les informations que j’ai pu récolter durant l’enquête.
Si je pense migration, pour moi, cela constitue une étape énorme dans la vie de ces individus. Une étape qu’on affronte rarement dans une vie, et qui ne se présente généralement pas à plusieurs reprises. C’est un moment M, un obstacle de l’existence, qui se place sur la route de ces personnes. Comment y faire face ? Selon moi, vu l’importance de cette étape, on ne l’affronte pas n’importe comment. On prend le temps d’y réfléchir. Est-ce vraiment la bonne solution ? Si oui, où vais-je migrer ? Quel pays m’offre les meilleures opportunités ? Quel avenir pour moi et les miens ? Ne vaudrait-il pas mieux, après tout, rester ici ?
Néanmoins, en relisant mes retranscriptions, à plusieurs reprises, je constate au contraire le caractère totalement imprévu et improvisé de la chose. « Alberto m’a toujours dit qu’on repartirait, et moi je suis venue pour deux ans. Et y a cinquante ans que je suis ici, je pensais pas rester. » me confie Maria de Fatima. Même contexte pour Edna, la plus jeune de mes intervenantes « On est venu ici en Belgique fêter Pâques tous ensemble et on est resté jusqu’à aujourd’hui. (…) A la base mon père était là pour un chantier ». « Mon papa au tout début était en France (…) il y a été avec mon oncle, au Nord-pas-de-Calais, donc pas très loin, mais ils ont pas aimé du tout (…) ils ont décidé de venir voir en Belgique. » m’explique pour sa part Maria. Le parcours n’est pas préparé à l’avance, rarement prévisible, et pourtant souvent décisif dans la vie de ces trois personnes. Il paraît presque absurde d’imaginer se lancer dans un tel projet sur un coup de tête, ou du moins ce qui paraît l’être. « J’ai été roulée dans la farine » s’exclame Maria de Fatima.
Les trois personnes que j’ai eu la chance d’interroger ont clairement fait ressortir cet aspect de leur expérience migratoire. Pourtant, ils n’ont pas été contraints de fuir la guerre, même si la dictature de Salazar n’aura pas été la période la plus heureuse de la nation portugaise et aura poussé bon nombre de lusitaniens à se déplacer vers d’autres pays européens, voire jusqu’au Brésil. Alors, si on s’arrête un moment pour penser aux réfugiés syriens ou afghans, des gens qui fuient une situation désespérée dans leur propre pays, ont-ils réellement un plan précis en tête ? Connaissent-ils leur destination finale ? Rien n’est moins sûr.
Le travail mériterait d’être approfondi. Quinze entretiens ont été réalisés dans le cadre de notre enquête, trop peu pour tirer de réelles conclusions, mais j’ai pu prendre conscience des limites évidentes de quelques opinions hâtivement constituées par rapport à tel ou tel thème d’actualité. Par ailleurs, l’expérience migratoire, aussi personnelle qu’elle soit pour chaque individu qui traverse cette épreuve, ne varie apparemment pas énormément d’une personne à l’autre. Les difficultés rencontrées, le vécu, les perceptions ne changent pas radicalement, en tout cas ici pour mes trois migrants portugais. A l’intérieur de cette carapace similaire, ce sont à l’inverse tous ces petits détails de la vie qui constituent la noyau exceptionnel et unique de chaque individu. « Des disques de Guy Béart, c’est avec lui que j’ai appris le français », raconte Maria de Fatima, le regard dans le vide et un léger sourire au coin des lèvres. « Je me suis fait taper à l’école quand je suis arrivée et comme je ne savais pas parler français, j’ai dû faire semblant que je tapais quelqu’un donc en montrant avec les gestes, en donnant un faux coup de pied pour que le prof le punisse » me raconte Maria Pinto avec beaucoup de fierté. Les anecdotes ne manquent pas et constituent, peut-être, la part la plus inoubliable de chacune de ces expériences de vie.
Amadeo Vandenheede