Une mutation de « l’étranger »

De la création de la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier (1951) à l’Union européenne (1993) en passant par la création de l’espace Schengen (1985),  on observe une mutation de la perception des « étrangers ». En effet, force est de constater que « l’harmonisation des politiques migratoires européennes répond de façon contradictoire aux mobilités internationales. »1 Afin de garantir une libre circulation au sein de l’espace Schengen, il semble nécessaire d’amplifier le contrôle des frontières extérieures, entravant davantage la circulation des personnes ressortissants des pays tiers. C’est ainsi qu’à travers l’évolution de l’immigration en Belgique, s’observe une définition spatiale mouvante de ce qu’est « l’étranger ». En effet, au début du XIXe siècle, les « Flamands », allant travailler en Wallonie, étaient – également – considérés comme des étrangers, statut dont ils sortiront à l’arrivée d’une main d’œuvre provenant des pays voisins, tel que l’Italie. Suite à la création de la communauté européenne, les Italiens sont sortis de cette catégorisation. Il en sera de même pour les Espagnols, Portugais, Grecs, qui seront peu à peu, avec leur intégration à l’Union européenne, considérés comme des Européens, s’inscrivant dans une dynamique supranationale. Cependant, cet ordre spatial de ce qu’est l’étranger a renforcé l’exclusion des pays, dits tiers, qui n’ont pu échapper au maintien de cette stigmatisation. C’est ainsi que, comme le souligne Serge Weber, « la frontière extérieure Schengen peut être vue comme un rideau de fer d’un type nouveau, au nom même de la défense du privilège de circuler librement réservé aux ressortissants autorisés. « L’ordre spatial » européen correspond donc à un nouvel « ordre social » […] qui exerce une force de plus en plus hégémonique sur les relations internationales des pays membres avec les pays tiers. »2

Laurence Grun, Avril 2016

1 WEBER Serge, « D’un rideau de fer à l’autre : Schengen et la discrimination dans l’accès à la mobilité migratoire », in Géocarrefour, vol.84/3, 2009, p.163

2 Ibid., p.171

Intégration, citoyenneté ou exclusion ?

« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » – Albert Camus

Que nous disent les mots ? Quelles valeurs, quelles cultures, quelles histoires ou encore idéologies transportent-ils ? A quel imaginaire nous renvoient-ils ? Un simple prénom peut ainsi révéler tellement de choses. « Je m’appelle Alphonse, nom chrétien. En tant qu’ancienne colonie belge au Congo, la religion catholique s’est imposée à nous. Il a fallu être baptisé, aller à l’école catholique, par conséquent, j’ai ce prénom. En 1962, le régime dictatorial de Mobutu qui avait été mis en place par la Belgique, après avoir assassiné Patrice Lumumba, avait à un certain moment, dans son délire, dit : voilà, retour à l’authenticité africaine, nous devons retourner aux sources de notre culture africaine, donc plus de prénoms occidentaux. Il avait donc décrété au Congo que les Congolais ne pouvaient plus porter de prénom congolais comme Alphonse. »

Que traduisent les notions comme crise, crise migratoire, crise des réfugiés ? « Crise dans la mesure où cela bouscule un ordre établi »1 ? Doit-on parler de migrants, de réfugiés ? « Avons-nous à faire à des migrants ou à des réfugiés ? Si on dit qu’on a à faire à des migrants, on les voit d’une certaine manière et les solutions qu’on va trouver vont dans une direction? Si on dit qu’on a à faire à des réfugiés, les solutions qu’on va trouver seront différentes. »2 Quelle position politique, idéologique, ces mots véhiculent-ils ? Qu’en est-il du concept d’« intégration », auquel ces personnes seront certainement sujettes? La question d’intégration a-t-elle même un sens, une légitimité? L’intégration est-elle un processus d’inclusion ou d’exclusion? Mais surtout qui est concerné par cette notion. A quelles réalités nous renvoie-t-elle ? Le concept d’intégration semble relativement flou. Il couvre un ensemble de réalités peu objectives qui, bien souvent, s’accompagnent d’un discours politique et médiatique fortement lié aux valeurs d’une époque en réponse aux besoins d’un pays. Il semble donc important de revenir sur sa définition. Pour Emmanuel, sémio-praticien de la communication, elle est une coquille vide. « C’est un mot creux. C’est un mot de politique, de politicien. L’intégration, c’est quoi ? Ça ne veut rien dire. Quand on parle d’intégration, c’est pour souligner la différence qu’il y a avec celui qui arrive et le regard qu’on pose sur lui. […] C’est pour dire on ne veut pas de toi.»

Retour à une étymologie

En revenant sur l’origine étymologique du terme, on peut apprendre que «tout ce qui remonte du latin ‘integer’ relève de la complétude et de l’achèvement. […]  L’intégration est donc l’action par laquelle un ensemble inachevé devient complet. Ce que nous dit l’usage politique du mot, c’est que faute d’avoir « intégré ses immigrés », la société se sent incomplète, inachevée. […] Poser la question de l’intégration, c’est se demander comment les étrangers peuvent devenir la partie intégrante de la société, grâce à laquelle celle-ci pourra combler ce manque et retrouver son intégrité. »3 Une distinction devrait ainsi être faite entre intégrer et s’intégrer, sachant que l’un relèverait plutôt d’une décision politique, et ce, par l’élargissement du cercle de la citoyenneté ou la naturalisation, tandis que l’autre relèverait « d’un processus culturel, infini et apolitique », d’avantage individuel.4 Saïd Bouamama, quant à lui, revient sur la notion d’assimilation pour comprendre l’intégration.5 L’assimilation relève ainsi pour lui d’un « processus de transformation culturelle que subissent les groupes minoritaires au contact de groupes majoritaires ». Cependant, d’autres définitions tendront à distinguer assimilation et intégration, considérant que l’un tend à faire disparaître totalement les traits culturels minoritaires, tandis que l’autre est davantage un processus qui permet d’adopter certaines valeurs et une culture du groupe d’accueil tout en conservant ses traits culturels initiaux.6 Toutefois, Saïd Bouamama pose la question de l’intégration comme remplaçant de l’assimilation « rendu illégitime par l’épisode colonial »7. Pour lui, le concept d’intégration « se fait dans une logique postulant que c’est à l’individu minoritaire ou au groupe minoritaire lui-même de « s’intégrer » au groupe majoritaire. »8 Discours, selon lui, porté sur le discours scientifique, politique et médiatique qui s’inscrit dans une « approche individualisante capacitaire et mettant en avant une volonté individuelle »9, logique qui se serait fortement exprimée à l’époque coloniale. De plus, l’idée même d’envisager qu’une non-intégration soit possible, pourtant inévitable, tend à soulever le rejet de l’intégration de la part de « l’autre ». Il n’est pas tellement question d’intégration ou non-intégration mais de savoir comment celle-ci s’instaure et est mise en place et quels en sont les « stigmates » sociaux. L’intégration serait donc davantage un processus qui conduit à l’exclusion. « Personne n’est exclu ou non-intégré, beaucoup sont, par contre, insérés par le bas ou intégrés à une place de dominés. Nier l’inévitable de l’« intégration », c’est nier les inégalités et les discriminations qui touchent par essence une population caractérisée par l’avantage qu’elle procure en terme de coût de travail. »10

L’apparition des politiques d’intégration

C’est ainsi que s’observe dans l’histoire de l’immigration en Belgique une évolution de ce que représente l’« immigré » et la nécessite de son « intégration ». Comme l’explique Andrea Rea, deux raisons peuvent expliquer cette arrivée tardive de la question de l’intégration des réfugiés. « La première tient au « projet migratoire » lui-même. Beaucoup d’immigrés envisageaient en effet leur immigration comme un événement temporaire et non définitif. […] Dès lors, l’imaginaire du retour au pays a été très présent au sein des familles immigrées. De leur côté, les autorités publiques voyaient également l’immigration comme un phénomène provisoire. L’immigration était réduite à sa fonction d’adaptation conjoncturelle de la main d’œuvre »11 C’est peut-être ce qui explique, comme le souligne Emmanuel, qu’à l’époque « quand on est allé chercher les italiens pour travailler dans les mines à Charleroi, on ne leur a pas demandé de s’intégrer. Dans le discours politique, à l’époque, on ne le leur a pas demandé, on leur a donné un emploi. Si tu veux que quelqu’un s’intègre, donne lui un « job ». S’il travaille avec les autres, s’il transpire avec eux, il s’intègre. » Il faudra attendre les années 60 et 70 pour que prennent place une tentative de définition des politiques d’intégration. Ensuite, à partir des années 1980, l’immigration s’inscrit comme un problème, et ce, de façon plus marquée en Flandre, avec une progression de l’extrême droite. « Dans le discours politique belge, c’est un alibi l’intégration. Parce qu’on utilise ce terme pour le communautarisme qui se manifeste dans la réalité politique belge » explique Alphonse. D’ailleurs, s’observe, depuis les années 2000, des politiques d’intégrations régionales différenciées. L’« intégration » apparaît donc comme évolutive ; évolution qui se constate au travers du processus d’intégration de certains pays au projet européen, renforçant l’exclusion des pays « tiers ». Cette évolution s’observe également dans la considération qui est faite aux individus qui émigrent aujourd’hui, devenant bien souvent sans-papier, car ils pourraient bien être « réfugiés aujourd’hui, sans-papiers demain » . Exclus dès lors de toute possibilité d’accès à la citoyenneté, ils sont relégués à un statut de non-droit.

L’attention devrait donc davantage être portée sur les principaux adversaires de l’intégration qui tendent non pas à inclure mais à exiler « l’autre » en vue d’un retour à une « société intègre », considérant l’immigration comme corruptrice et la société comme corrompue.12 Il n’est donc peut-être pas tant question de « s’intégrer » mais plutôt d’ « intégrer ». « Je suis intégré, mais mon intégration n’a pas été accepté là où je dois m’intégrer » précise Alphonse, Congolais de nationalité belge, en Belgique depuis 1969.

Laurence Grun

1 Emmanuel, entretien 5 avril 2016.

2 Ibidem.

3 Durand Pascal, Les nouveaux mots du pouvoir, Abécédaire critique, Aden, Bruxelles, 2007, p.279

4 Ibidem.

5 Collectif Manouchian, Dictionnaire des dominations, Syllepse, Paris, 2012, p.49

6 Ibid., p.50

7 Ibidem.

8 Ibidem.

9 Ibid., p.51

10 Ibid., pp.49-52.

11 Martiniello Marco, Rea Andrea, Une brève histoire de l’immigration en Belgique, Fédération Wallonie-Bruxelles, Bruxelles, 2012, p.38.

12 Durand Pascal, op.cit., p.280.

« S’intégrer » dans le rejet

De générations différentes, Lucie, 30 ans, Emmanuel, 53 ans et Alphonse, 69 ans, sont tous trois Congolais. Chacun d’entre-eux, par leur histoire, offre un regard critique de ce qu’est l’accueil en Belgique. Emmanuel et Alphonse sont tous deux arrivés comme étudiant boursiers, puis devenus réfugiés politiques, Lucie, dont le père est arrivé deux ans plus tôt, également comme étudiante boursière, avant de trouver du travail, est, quant à elle, arrivée par le biais du regroupement familial, ne faisant aucune demande d’asile.

Du statut de « Défalupro » à la « Persona non grata »

Étudiants boursiers, de nombreux Congolais se sont rendus en Belgique à partir des années 1960 afin de s’y former. Devenu indépendant le 30 juin 1960, le Congo ne dispose alors que de très peu de cadres, voire aucun. En effet, comme le souligne Alphonse, c’est le slogan « Pas d’élite pas de problème » qui aura été le mot d’ordre durant toute la durée de la colonisation belge. Nombreux sont ainsi les Congolais qui se rendront en Belgique avec le statut « Défalupro », statut défini par un séjour temporaire, limité à la durée des études et interdisant à tout Congolais de travailler. Ce n’est qu’à partir des années 1980, qu’apparaît de façon significative l’émigration congolaise en Belgique sous le statut de réfugié politique. En effet, depuis 1961, le Congo est gouverné par la dictature de Mobutu qui prit place suite à l’assassinat de Patrice Lumumba. De nombreux Congolais venus étudier en Belgique se voient alors inscrits sur la liste du régime comme « persona non grata », suite à leur position politique très critique à l’encontre du régime mobutiste. D’autres doivent fuir le territoire, face à la répression du régime. Cette émigration se poursuivra dans les années 1990, suite au maquis de Laurent-Désiré Kabila, communément nommé Kabila Père, qui prit le pouvoir en 1996, puis son assassinat et l’arrivée de son fils, Joseph Kabila qui devrait quitter le pouvoir à la fin de son deuxième mandat présidentielle en 2016, si celui-ci ne s’y oppose pas. Alphonse et Emmanuel font partie de ces Congolais qui se sont rendus en Belgique pour s’y former et qui très rapidement après leur arrivée ont été considérés comme des opposants au régime. Le retour au pays n’est plus envisageable. C’est ainsi que si Alphonse a pu, à partir de 1995, retourner sur le territoire congolais, il n’en est pas de même pour Emmanuel qui est toujours inscrit sur la liste des « persona non grata » du pouvoir en place, toujours vu comme un opposant politique.

Du colonialisme au néocolonialisme

Face à l’histoire politique du Congo, les questions de l’interventionnisme occidental et du néocolonialisme sont fortement dénoncés, ainsi que le discours politique et médiatique véhiculé en Belgique auprès de la population belge, qui offre une vision de « l’Africain et de l’homme noir » lié à une idéologie dominante. Si les termes utilisés par les trois intervenants sont amenés à différer, le regard critique posé par ceux-ci quant à la politique étrangère européenne face à la démocratie se fait échos. C’est ainsi qu’Emmanuel dira « la politique étrangère pose véritablement problème à la démocratie. C’est le gros orteil rouge de la démocratie ou la négation des valeurs. ». Ce point de vue est partagé par Alphonse, « le néocolonialisme est l’anti-thèse de la démocratie et de l’indépendance. Puisque le néocolonialisme n’est rien d’autre qu’un emballage qu’on a changé en laissant le produit du colonialisme. Puisque le colonialisme c’est dominer les autres, nier leurs valeurs. » Lucie semble, quant elle, moins directe sur la question même si son point de vue rejoint le leur. « L’Occident s’en fout du reste du monde. Quand ils font quelque chose, il ne faut jamais prendre ça comme s’ils le faisaient pour le bien ». Les notions de démocratie et de valeurs sont pour eux fortement mises à mal par la politique occidentale ou étrangère, empêchant les pays de la région de se stabiliser. « On ne permet de se développer pour offrir tout le bonheur qu’il recèle à ces habitants, » déplore Alphonse. Sans compter que pour eux, l’arrivée de populations dites « immigrantes » est la principale résultante des guerres dont les pays européens sont, en partie, responsables. Le terme Boomerang reviendra ainsi à plusieurs reprises pour qualifier les événements actuels mais également passés, tel que l’immigration congolaise. Pour Alphonse, « ce sont les crimes de l’Occident, des pays européens qui font que les conséquences leur reviennent en boomerang. […] Fuir la misère, fuir les guerres, pour venir investir l’Europe. L’immigration, c’est la conséquence des actes criminels des gouvernements occidentaux. » Idée partagée par Emmanuel. « C’est une politique étrangère qui est criminelle. Les mêmes valeurs que l’on défend ici, elles sont complètement bafouées. Il s’agit de politique étrangère. »

Réfugiés ou migrants ? Quel accueil ?

Par ailleurs, leur perception de l’accueil des « réfugiés » et non pas des « migrants », terminologie sur laquelle ils insistent, dépend principalement de deux acteurs qui ont joué un rôle différent, à savoir la population et l’administration. En effet, « le regard qu’on va poser sur les gens qu’on appelle réfugiés est différent, en découlent alors des solutions différentes », souligne Emmanuel. Ainsi, selon eux la population a en grande partie accueilli « positivement » les réfugiés. « Heureusement, [certains sont prêts à aider] c’est ce qui sauve l’humanité. » Au niveau administratif, Lucie considère qu’ils ont été accueillis comme « moins que des chiens », « C’est difficile le fait de partir. Et en plus tu pars, pas parce que tu le veux, mais parce que tu n’as pas le choix, parce qu’il y a la guerre. Arrivé ici, tu te fais traiter comme moins que rien, même un chien a des droits. » De son côté, Emmanuel tendra plus à observer la question sous le prisme institutionnel. « Maintenant au niveau institutionnel, pour moi, non, ce n’est pas la solution puisque, comme je dis, on ne questionne pas les causes. On trouve donc de mauvaises solutions, comme l’accord avec la Turquie. On marchande, ça devient de la marchandise. L’accueil… Si on peut appeler ça accueil entre guillemets. »

Discours politique et médiatique, une propagande ?

Au niveau du discours médiatique, le monopole des médias « occidentaux » sur le point de vue véhiculé est mis en exergue. Ainsi, Emmanuel soulève le fait que les médias africains n’ont pas les moyens de disposer de correspondants locaux. Lucie met, elle aussi, en évidence l’absence de télévisions africaines ou asiatiques sur le territoire, ne pouvant alors pas filmer en Belgique ce qui s’y passe, comme à l’Office des étrangers, et de la sorte proposer un autre point de vue. Sans compter que « tout ce qu’on nous montre à la télé, faut pas oublier aussi que c’est de la politique, c’est de la propagande. C’est tout faire pour qu’ils ne puissent pas venir ou bien tout faire pour avoir plus de fonds de l’Europe. C’est pas parce que c’est à la télé, que c’est réel. » Pour sa part, Alphonse ne suit plus aucun média, « Il n’y a plus de médias de vérité. C’est des médias de propagande. » De plus, selon eux, politiques et médias ne questionnent pas assez les causes à l’origine de cette « crise », s’il y a crise… En effet, si crise il y a, ils la qualifieraient davantage d’humanitaire. « Est-ce que c’est vraiment une crise migratoire ou bien est-ce juste une façon d’afficher les choses parce qu’on ne veut pas, parce qu’on a peur, etc. ? » s’interroge Lucie. Pour Emmanuel, « Oui, il y a crise, d’une certaine manière. Dans la mesure où c’est inattendu. C’est du jour au lendemain […] et en nombre important. […] Mais non également, si tu prends toute l’Union européenne et le nombre de personnes qui arrivent sur l’espace européen, ça représente, je ne sais même pas, 0,1% ? C’est rien. Donc de ce point de vue là, il n’y a pas vraiment de crise, si on veut bien les accueillir. » Finalement, « comme toujours, si on regarde les salaires d’aujourd’hui, ce qu’ils valent, ce que les gens gagnent aujourd’hui, on est revenu à la situation de 1965 et il y a eu des gouvernements entre temps et qui n’ont pas fait ce pourquoi ils doivent travailler. […] Des mauvaises solutions comme souvent. Et la question des réfugiés n’échappe pas à ça non plus. Pour toutes les questions, par exemple, la question du réchauffement de la planète, on ne prend pas les bonnes solutions. Parce que les politiciens font du court-termisme : « si je fais ça, est-ce que je serai élu » chose qui leur importe. »

Pour quelle intégration.

Quant à la question même de l’intégration, peut-on un jour réellement s’intégrer ? Qui décide de l’intégration ? Et surtout qu’est ce que l’intégration ? En revenant sur la notion même de l’intégration, tous trois semblent s’accorder sur l’idée que le principal obstacle reste « l’autre ». En effet, intégrés, ils le sont selon eux, mais sont-ils intégrés par la société ? Pour Lucie, « l’intégration… C’est vraiment quelque chose qui est difficile. Tu peux dire, l’intégration, dans le sens où tu connais le système, tu connais comment ça fonctionne, tu sais trouver tes repères. Ça, je dis oui, je sais comment ça fonctionne, sur le plan administratif. Il y a aussi une autre facette de l’intégration dans le sens où tu te sens chez toi. Et à ça, il y a un oui et un non. Parce qu’il a des choses qui te confronteront toujours au fait que tu ne seras jamais chez toi. […] Il y aura toujours quelque chose qui va te confronter au fait que tu n’es pas d’ici. Je pense que c’est ce qui fait que c’est impossible de vraiment t’intégrer. […] Le regard de l’autre à une influence sur ça. ». Pour sa part, Alphonse parlera de « paternalisme » et précisera, « je suis intégré, mais mon intégration n’a pas été acceptée là où je dois m’intégrer. Comment voulez-vous alors que nous parlions d’intégration. C’est des slogans politiques. » Tandis que pour Emmanuel, l’intégration est un mot creux, qui indique tout simplement le refus d’accepter l’« autre ».

Si intégrés ils se considèrent, cela signifie-t-il qu’ils ont renié le Congo ? Chacun d’entre-eux, à leur façon, ont un attachement émotionnel mais aussi politique et identitaire au Congo. Que ce soit Lucie  qui envisage de retourner au Congo afin de contribuer à son développement ou encore Alphonse qui y dédie sa vie dans l’espoir de voir un jour « son pays » se reconstruire. « Malgré tout le temps que j’ai passé en Belgique, je me suis toujours battu pour mon pays, pour rentrer dans mon pays, pour y partager l’expérience, les connaissances que j’aurai acquises, pour les mettre au service du développement de ce beau grand pays. […] Toute ma vie, tout ma jeunesse, jusqu’à aujourd’hui. […] »

Laurence Grun

Crise migratoire : on en entend parler mais on ne sait pas exactement de quoi il s’agit

Je me suis entretenue avec des personnes immigrées d’origine camerounaise afin d’avoir leur perception de la nouvelle vague d’immigrés suite à la crise migratoire. Ce travail a été assez édifiant car il m’a permis d’aller à la rencontre de personnes et d’avoir leurs avis sur un sujet d’actualité. Malgré certaines difficultés rencontrées au passage à travers la prise de contact, la recherche de personnes répondant aux critères de la recherche et surtout de la convenance d’un rendez-vous, tout dans l’ensemble s’est bien déroulé.

Bien que l’enquête ait été réalisée avec des compatriotes, j’ai fait face à certains blocages pour des questions qui pour ma part allaient de soi, par exemple sur la manière d’arrivée en Belgique, j’ai été confrontée à des réponses qui reflétaient une certaine méfiance, comme dans le cas de Gisèle, 58 ans.

A la fin de mon enquête, le premier constat est que les avis ont été favorables pour l’accueil des nouveaux migrants car fuyant une situation de chaos dans leur pays d’origine; le second constat est que lorsqu’il a fallu aborder la question de la crise migratoire en elle-même et pouvoir la définir ou dire si l’on vivait réellement une crise migratoire, les avis donnés montraient plutôt une confusion qui se traduisait par des réponses assez furtives. Gisèle, 58 ans a pensé qu’on ne pouvait parler de crise migratoire qu’en Grèce. Et à la question de savoir ce que c’était une crise migratoire, elle a répondu que «c’était le fait d’être assailli par trop d’étrangers qu’on ne sait plus héberger », pour Martial, 36 ans, « c’est le déplacement d’une population qui passe d’une région géographique à une autre pour s’établir », Pour Carine, 25 ans « c’est l’afflux d’immigrés qui pourrait à long terme causer un problème à la Belgique »

J’ai donc fait ce constat qu’on peut entendre parler d’un phénomène sans toutefois le maîtriser, comme c’est le cas de la crise migratoire. En effet, depuis des mois aujourd’hui la crise des migrants est un sujet qui est abordé tout le temps dans les médias que ce soit au journal télévisé, radio ou presse. Toutefois, il reste toujours des points d’ombre, des incompréhensions de ce phénomène. On a trop d’informations sur un sujet donné pour n’en avoir au final aucune compréhension. Quels rôles jouent aujourd’hui les médias pour l’information ? Martial a trouvé que ceux- ci misaient davantage sur une certaine propagande, la répétition de mêmes informations et ceci contribuait uniquement à rendre  le sujet plus inquiétant, sans montrer un véritable intérêt à la recherche des solutions du phénomène dénoncé.

Marie Ange Onana Noa, Avril 2016.

Mon interview avec Agnieszka

Je suis arrivé en Belgique à l’âge de dix ans, ce qui fait également de moi un immigré de première génération. Des Polonais – j’en connais beaucoup. Il s’agit, cependant, surtout de gens de mon âge, souvent nés ou élevés en Belgique, ou alors des proches ou des connaissances de mes parents dont les activités socio-économiques varient peu. Pour avoir un échantillon de la communauté polonaise en Belgique plus représentatif que celui sur lequel je me suis penché, il aurait fallu remplacer l’une des deux dames, qui exercent des professions intellectuelles, par un ou une deuxième représentant(e) de la classe ouvrière. J’en aurais alors probablement obtenu des interviews homogènes avec des réponses similaires, axés sur un scepticisme multiculturel peut-être simpliste.

Alors que j’étais à la recherche de profils différents, j’ai entendu ma mère parler au téléphone avec une amie – Agnieszka – que je connaissais également, mais que je n’avais plus vue depuis de nombreuses années. C’est en effet la mère d’un de mes meilleurs amis d’enfance avec qui j’ai perdu contact aujourd’hui. Tout ce que je savais d’elle à ce moment-là était que son blog, qui était sa passion, a eu tellement de succès que cela l’a motivée à écrire un livre. Ce dernier s’est tellement bien vendu, tant dans sa région d’origine de la Pologne que parmi la communauté polonaise en Belgique, qu’elle en a écrit un deuxième, toujours au sujet de la vie d’une Polonaise à Bruxelles, ville dont elle se dit « amoureuse ». Elle est aujourd’hui régulièrement invitée dans les média locaux et régionaux ainsi qu’à différentes conférences et réunions. Son champ d’activité s’élargit de plus en plus, notamment vers des actions caritatives, mais je n’aurais pas assez de place ici pour parler de cela.

La réponse à la demande d’un interview était rapide. Il faut savoir que Mme Agnieszka est une personne très chaleureuse, amicale, ouverte et surtout optimiste – des traits qui ont sans doute contribué à son succès d’écrivaine. Elle m’a proposé de venir la voir dans une libraire polonaise, près de la Gare du Midi, qui organisait pour elle une session de signatures et de rencontre avec ses lecteurs suite à la sortie de sa deuxième publication. Elle ne s’attendait pas à y voir autant de monde, ce qui a rendu la réalisation de l’interview pratiquement impossible : les gens entraient et sortaient les uns après les autres, discutaient des passages particuliers de ses bouquins ou passaient juste lui dire bonjour. Elle m’a alors promis de me consacrer une heure le soir de la même journée, entre son retour à la maison et le départ à un concert où elle devait aller « dans l’intérêt professionnel ».

Elle m’attendait près du rond-point Montgomery. Je suis monté dans sa voiture et nous avons parlé pendant quelques instants. Elle m’a alors expliqué que nous allions d’abord chercher une amie qui devait l’assister ce soir-là, et qui avait d’ailleurs aussi un profil intéressant pour ce type d’interview, surtout qu’elle était bien plus âgée. Ainsi, j’ai également compris que nous n’allions pas parler dans un café. « J’avais oublié que les femmes savaient faire plusieurs choses à la fois » lui ai-je dit et j’ai lancé l’enregistrement après qu’elle ait allumé le moteur.

Dans la seconde moitié de l’interview, Mme Urszula – qui a fini par être ma troisième intervenante – est également montée dans la voiture. Cela m’arrangeait énormément car je savais dès le début que je ne connaissais pas beaucoup de persones polonaises plus âgées à Bruxelles. Je l’ai vue environ deux semaines plus tard dans son appartement où nous avons passé plus d’une demi-journée à parler. Ancienne dirigeante d’un mouvement socialiste pour les jeunes, émigrée, comme elle l’a dit, « à cause de l’hypocrisie des gouvernements communistes » de l’époque – même si elle était issue d’une famille aisée -, veuve d’un diplomate jésuite libanais, cette rebelle dans son esprit âgée de soixante-cinq ans avait également des choses à raconter.

Summa summarum, Mme Agnieszka a joué un rôle crucial dans la réalisation de mon travail. D’un côté, elle m’a donné des réponses pertinentes et élaborées, parfois même poétiques. Rien de surprenant – l’émigration constitue son sujet de réflexion et d’écriture. De l’autre, elle m’a présenté Mme Urszula qui s’est également avérée une personne de valeur dans mon travail. En plus de cela, suite aux échanges d’e-mails avec Agnieszka, j’ai aussi contacté son fils dont je n’ai plus eu de nouvelles depuis des années alors que nous jouions ensemble dans le bac à sable. Bref, c’était une rencontre très fructueuse.

Robert Majewski

Une migration inattendue

Combien de préjugés avons nous en tête avant de commencer un travail de recherche portant sur la migration ? Plus d’une dizaine, très certainement. Pour ma part, cette enquête fût l’occasion d’aller à la rencontre de ces opinions préfabriquées, tantôt en les renforçant, tantôt en les déjouant. Mais quelle ne fût pas ma surprise lorsque, au bout de trois entretiens, je remarque que l’une de mes idées préconçues, et pas des moindres, aura été totalement démontée par les informations que j’ai pu récolter durant l’enquête.

Si je pense migration, pour moi, cela constitue une étape énorme dans la vie de ces individus. Une étape qu’on affronte rarement dans une vie, et qui ne se présente généralement pas à plusieurs reprises. C’est un moment M, un obstacle de l’existence, qui se place sur la route de ces personnes. Comment y faire face ? Selon moi, vu l’importance de cette étape, on ne l’affronte pas n’importe comment. On prend le temps d’y réfléchir. Est-ce vraiment la bonne solution ? Si oui, où vais-je migrer ? Quel pays m’offre les meilleures opportunités ? Quel avenir pour moi et les miens ? Ne vaudrait-il pas mieux, après tout, rester ici ?

Néanmoins, en relisant mes retranscriptions, à plusieurs reprises, je constate au contraire le caractère totalement imprévu et improvisé de la chose. « Alberto m’a toujours dit qu’on repartirait, et moi je suis venue pour deux ans. Et y a cinquante ans que je suis ici, je pensais pas rester. » me confie Maria de Fatima. Même contexte pour Edna, la plus jeune de mes intervenantes « On est venu ici en Belgique fêter Pâques tous ensemble et on est resté jusqu’à aujourd’hui. (…) A la base mon père était là pour un chantier ». « Mon papa au tout début était en France (…) il y a été avec mon oncle, au Nord-pas-de-Calais, donc pas très loin, mais ils ont pas aimé du tout (…) ils ont décidé de venir voir en Belgique. » m’explique pour sa part Maria. Le parcours n’est pas préparé à l’avance, rarement prévisible, et pourtant souvent décisif dans la vie de ces trois personnes. Il paraît presque absurde d’imaginer se lancer dans un tel projet sur un coup de tête, ou du moins ce qui paraît l’être. « J’ai été roulée dans la farine » s’exclame Maria de Fatima.

Les trois personnes que j’ai eu la chance d’interroger ont clairement fait ressortir cet aspect de leur expérience migratoire. Pourtant, ils n’ont pas été contraints de fuir la guerre, même si la dictature de Salazar n’aura pas été la période la plus heureuse de la nation portugaise et aura poussé bon nombre de lusitaniens à se déplacer vers d’autres pays européens, voire jusqu’au Brésil. Alors, si on s’arrête un moment pour penser aux réfugiés syriens ou afghans, des gens qui fuient une situation désespérée dans leur propre pays, ont-ils réellement un plan précis en tête ? Connaissent-ils leur destination finale ? Rien n’est moins sûr.

Le travail mériterait d’être approfondi. Quinze entretiens ont été réalisés dans le cadre de notre enquête, trop peu pour tirer de réelles conclusions, mais j’ai pu prendre conscience des limites évidentes de quelques opinions hâtivement constituées par rapport à tel ou tel thème d’actualité. Par ailleurs, l’expérience migratoire, aussi personnelle qu’elle soit pour chaque individu qui traverse cette épreuve, ne varie apparemment pas énormément d’une personne à l’autre. Les difficultés rencontrées, le vécu, les perceptions ne changent pas radicalement, en tout cas ici pour mes trois migrants portugais. A l’intérieur de cette carapace similaire, ce sont à l’inverse tous ces petits détails de la vie qui constituent la noyau exceptionnel et unique de chaque individu. « Des disques de Guy Béart, c’est avec lui que j’ai appris le français », raconte Maria de Fatima, le regard dans le vide et un léger sourire au coin des lèvres. « Je me suis fait taper à l’école quand je suis arrivée et comme je ne savais pas parler français, j’ai dû faire semblant que je tapais quelqu’un donc en montrant avec les gestes, en donnant un faux coup de pied pour que le prof le punisse » me raconte Maria Pinto avec beaucoup de fierté. Les anecdotes ne manquent pas et constituent, peut-être, la part la plus inoubliable de chacune de ces expériences de vie.

Amadeo Vandenheede

Informer : une mission centrale

Bien que la difficulté d’obtenir des entretiens dans le cadre du retour volontaire se fit sentir, un élément étonnant consista en l’accessibilité des personnes une fois l’entretien établi. Que ce soit chez Fedasil, Caritas International ou encore à l’OIM, la volonté d’informer toujours plus sur les procédures, les contacts et les résultats étaient plus que présents. Fedasil nomme même cela comme l’une de ses principales activités : informer tout agent susceptible d’être en contact avec des migrants pouvant bénéficier de ce programme. Il était également nécessaire pour eux de corriger cette image négative du programme. En effet, que ce soit les médias ou encore les travailleurs sociaux, principalement au début, ceux-ci voient, ou voyaient, le programme de retour volontaire comme un souhait de renvoyer le plus de migrants possibles chez eux, ce qui constituerait un aveu de faiblesse et d’échec dans le domaine de l’intégration des migrants sur le sol national belge. Ce programme serait également vu comme très lié au CGRA ou à l’Office des Etrangers et permettrait donc l’organisation des retours forcés. Non, nous ont-ils tous dit : « […] on n’est pas du tout impliqués […] que ce soit en Belgique ou de manière globale dans les retours forcés »[1]. Le retour volontaire est un programme mis en œuvre uniquement suite à une demande explicite du migrant. En outre, tout type de migrant peut faire la demande, qu’il soit demandeur d’asile (toujours en cours), demandeur d’asile débouté, ou encore migrant sans papier. Pour finir, il est également important de noter que ce programme, au-delà des a prioris, aide les migrants à acquérir une perspective d’avenir dans un pays familier qu’est leur pays d’origine. Que ce soit vendeur d’essence pour des bateaux de pêche, coiffeur, vendeur dans un food truck sur le marché, tous ont trouvé une reconversion grâce à ce programme. En 2014, comme vous pouvez le voir dans le schéma ci-après, 1 405 personnes ont bénéficié de l’aide à la réintégration contre 3 587 pour le retour volontaire – « simple » -.

Retour Volontaire (Documents Fedasil)

Graph: Bilan 2014, Fedasil.

Longtin Marine

[1] Entretien Géraldine d’Hoop (OIM), 12 avril, p.3

L’observation « passive » au dispatching de Fedasil

Il s’agit d’une première pour moi et mon camarade de travail Xavier. Jamais nous ne nous étions rendu sur le terrain effectuer des observations, analyser le fonctionnement d’une administration de derrière les guichets ni de pouvoir interagir avec des personnes qui ont la responsabilité de vie, parfois de famille, entre les mains. Nous sommes partis dans l’idée que l’observation soit la plus passive possible. Cependant, dans le cas où cela se révélerait infructueux, nous nous mettons d’accord d’adopter une démarche plus entreprenante, de parler avec les employés et de les questionner si besoin.

Le centre ouvre à 9h30, nous sommes présents sur les lieux à 9h15, déjà une quinzaine de personnes attendent devant la porte. Certains pour être reçus par un conseiller, d’autres tiennent simplement à s’informer sur le retour volontaire. À l’ouverture des portes, deux agents de sécurité effectuent un premier tri avant de laisser rentrer les migrants. Il arrive, en effet, que ces derniers confondent le service de retour volontaire avec d’autres services à proximité. Ils sont alors redirigés vers les services appropriés.

Le responsable du service avec qui nous avons rendez-vous, Daler, n’étant pas encore arrivé sur place, nous sommes reçus par Nicolas, l’autre personne en charge. Il nous installe à son bureau et nous présente sans attendre le dispatching, le travail quotidien qui y est effectué et les récents événements les plus marquants. Dès lors, je comprends qu’une observation purement passive sera impossible. Probablement parce que nous n’avons pas anticipé que, pour ce faire, il nous aurait fallu en convenir préalablement avec la personne de contact et lui expliquer concrètement la forme que nous aurions aimé donner à l’observation. Je comprends que Xavier et moi partageons la même impression. Trahissant l’idée de base de la démarche passive, nous commençons tous deux à lui poser des questions et prendre note de ce qu’il nous explique. Bien que formelle au départ, la conversation prend petit à petit un ton plus léger, tout en restant concentrée autour de notre problématique. Ceci nous permet d’établir une relation de confiance avec Nicolas et d’acquérir des informations importantes (introuvables par un autre biais) sur le fonctionnement du service de dispatching.

À 10h30, l’équipe est au complet : elle se compose de trois membres aux guichets, trois agents de sécurité, trois conseillers de Fedasil qui reçoivent les candidats, une traductrice français-arabe et une employée de l’OIM (Organisation Internationale pour les Migrations). À partir de ce moment, nous pouvons observer toute la synergie du service. Les conseillers travaillent dans le même espace, sans séparation entre leur bureau. Cet environnement ouvert semble fortement contribuer à l’interaction entre travailleurs, lesquels semblent entretenir des relations tant professionnelles que amicales. Bien qu’occupant des fonctions et positions différentes, il n’est pas rare que l’un demande un service à l’autre, souvent de manière informelle. Ici, la traductrice se rend dans la salle d’attente parler avec un migrant pour recueillir des informations à son propos avant qu’il ne passe devant un conseiller. Là, des conseillers requièrent l’aide des agents de sécurité pour traduire l’échange qu’ils ont avec des migrants lorsque la traductrice est occupée. Il s’avère que l’un d’entre eux est russophone et qu’un autre parle couramment arabe, qualités mises à profit par le service. L’entraide permanente entre toutes les personnes du service nous surprend le plus. Il existe une réelle solidarité au sein du service, particulièrement lors de situations problématiques.

L’open space où travaillent les conseillers (photo prise par Xavier Poulain)

À propos desdites situations, nous apprenons, en discutant avec Nicolas et Daler, que malgré la faible fréquence des incidents (environs 10 cas problématiques sur 3000 candidats au retour par an), une vitre séparant la salle d’attente des guichets a dû être installée pour la sécurité du personnel. Les candidats au retour volontaire doivent passer par une porte gardée avant d’être pris en charge. Les incidents dont nous avons eu vent comprennent des violences verbales et/ou physiques envers le personnel ainsi que des menaces de suicide. Nous apprenons aussi qu’un suicide récent a impliqué la fermeture du guichet jusqu’au 2 avril 2016. Lorsque nous leur demandons ce qu’ils pensent de cette mesure, ceux-ci nous répondent qu’ils déplorent cette séparation physique, affectant le premier contact entre conseiller et candidat, mais la jugent nécessaire pour assurer la sécurité des employés.

Le service ferme à 12h30. Nous restons jusqu’à 13h, le temps que les dernières consultations finissent. De l’aveu du personnel, il est fréquent de terminer en retard, afin que toutes les candidats présents dans la salle d’attente aient l’occasion de voir un conseiller. Beaucoup d’entre eux sont présents à l’ouverture des portes, mais ne sont reçu qu’à la fin. Le service veille à ce que chacun ait la possibilité de voir un conseiller pour leur éviter la frustration de s’être déplacé en vain, certains venant de loin.

Au final, si l’objectif d’effectuer une observation purement passive n’a pu être atteint, c’est en gardant une attitude souple, c’est-à-dire en se faisant oublier tout en se laissant l’opportunité de poser des questions, que nous avons pu collecter tant d’informations en seulement l’espace de 3h30 d’observation. Cette méthode d’enquête s’est révélée adaptée à la contrainte de temps et très convaincante pour l’avancement du travail.

Vandenhaute John

Déconstruire les préjugés : Du migrant anonyme à l’individu

« C’est une vague d’immigration sans précédent ! » « On va être envahi par des terroristes. » « Notre identité nationale est en danger. » « Ils viennent profiter du système. » Dans un contexte d’incertitude et de peur de « l’autre », les préjugés envers les réfugiés sont légion et je dois admettre qu’avant notre enquête de terrain, je ne faisais pas exception. Tout le monde a son avis sur la question des migrants, mais en avez-vous déjà rencontré ?  Vous êtes-vous déjà penché sur leur histoire ? J’entends par là leur histoire individuelle, et non pas celle du conflit syrien.

On nous dit souvent « ils prendront les boulots dont les Belges ne veulent pas ». Pour ma part, lorsque l’on me parlait des réfugiés, j’avais donc cette image de « pauvres » victimes, de « pauvres » personnes à faible capital culturel qui allaient, en effet, prendre les emplois dont personne ne veut ici. Dans le cadre de notre enquête de terrain sur la crise des migrants, j’ai eu l’occasion de participer au projet Housing Café organisé par Caritas International. Là-bas, je me suis rendu compte à quel point j’avais des idées fausses, et à quel point j’avais moi-même bien besoin de renforcer ce fameux « capital culturel » ! J’ai discuté avec diverses personnes, et il s’est avéré que pratiquement toutes avaient fait des études ou comptaient en faire (pour les jeunes en tout cas). Des jeunes qui souhaitent faire des études d’ingénieur, de littérature ou encore de commerce, aux grands magistrats et journalistes, les beaux profils se succèdent parmi les réfugiés.

Une étude réalisée par Caritas International en 2014 confirme d’ailleurs cette impression et a montré que 68% des répondants possédaient un diplôme d’études secondaires ou d’enseignement supérieur, mais que seulement 17% avaient demandé une équivalence de diplôme. En effet, le coût, le temps d’attente très long, et le fait que nombre d’entre eux ne possèdent pas leur diplôme original et ne peuvent en demander une preuve en raison de la situation dans leur pays d’origine en découragent plus d’un  (CARITAS 2014 : 13-14). Nombre de réfugiés obtiennent alors un emploi sous le fameux « article 60 ». Malheureusement, il s’agit souvent d’emplois physiques sans compétences particulières nécessaires et  ne correspondant souvent pas aux profils des réfugiés.  Ainsi, je commence à comprendre d’où me venait cette idée fausse du réfugié  à « faible capital culturel ».

Migrants pass through the border from Greece into Macedonia near the town of Idomeni, Northern Greece, on Aug. 22. (Sakis Mitroldis/AFP/Getty Images)
Migrants pass through the border from Greece into Macedonia near the town of Idomeni, Northern Greece, on Aug. 22. (Sakis Mitroldis/AFP/Getty Images)

Il est évident que les médias contribuent à alimenter les préjugés et la peur de l’autre. En effet, ces derniers véhiculent une représentation visuelle standardisée des migrants à travers des images de marées humaines, d’anonymes en masse. Ce phénomène n’est pas sans rappeler la théorie de Liisa Malkki selon laquelle les pratiques humanitaires « universaliseraient » les personnes déplacées en « réfugiés » (perçus comme des « victimes pures »). Les causes politiques, historiques et culturelles de leur situation seraient reléguées au second plan, voire purement ignorées. D’après Mme Malkki, les pratiques des organisations humanitaires tendent ainsi à faire taire les réfugiés (CULTURAL ANTHROPOLOGY 1996).  Il me semble que l’on pourrait élargir cette théorie aux médias. Selon moi, ces derniers devraient rendre la parole aux migrants et nous permettre d’écouter leur histoire. Si ces personnes pouvaient s’individualiser, peut-être que les Belges pourraient  davantage s’identifier à eux. Il est, en effet, plus facile de faire preuve d’empathie et d’altruisme face à des parents, des enfants, des frères et sœurs, des personnes qui ont leur histoire propre, que face à des anonymes.

Pour conclure, peut-être y aurait-il moins d’idées préconçues et de peur de l’autre si les médias permettaient aux réfugiés de sortir de leur anonymat. En effet, il est plus facile de s’identifier à un individu qu’à une masse de migrants anonymes. Ainsi, la peur laisserait place à l’empathie. Car ce n’est pas aux migrants qu’il faut faire la guerre, mais aux préjugés. Et comme Chamfort l’avait déjà si bien dit au 18e siècle: « Quiconque a détruit un préjugé, un seul préjugé, est un bienfaiteur du genre humain. »

Charlotte MAUQUOY

Bibliographie                                                    

CARITAS
2014
Réfugié ch. Travail

Résultats d’une étude sur la formation et l’emploi menée auprès de réfugiés

CULTURAL ANTHROPOLOGY
1996
Speechless Emissaries : Refugees, Humanitarianism, and Dehistoricization

Liisa Malkki

Vol. 11, No. 3 (Aug., 1996), pp. 377-404

Deux participants très différents

Dans notre focus-groupe néerlandophone pour lequel j’ai été modératrice, deux participants complètement différents étaient présents. Au début, il est normal de ne pas avoir des préjugés envers les participants. Mais j’avoue que j’ai été en premier lieu impressionnée par une participante qui est arrivée environ une demi-heure en avance avec un classeur plein des documents de recherches qu’elle avait faites sur le thème de notre discussion. Tout d’abord, j’ai admiré son courage et sa motivation qui l’ont poussée à faire des recherches et à venir tôt pour se préparer. Elle était stressée comme si elle devait passer un examen et j’avais l’impression qu’elle voulait nous demander le genre de questions qu’on allait poser pour qu’elle se prépare au mieux pour les questions.  Bref, c’était au début de la discussion. Personnellement, au début, j’étais très impatiente d’entendre sa contribution.

Au début de la discussion, il est logique de ne pas savoir ou de ne pas connaître qui a des connaissances sur le sujet, mais en principe tout le monde participait et donnait son opinion sur les questions posées. L’un des participants qui m’a marquée est un participant qui n’était sûr de rien dans tout ce qu’il disait. Il a avoué qu’il ne connaissait rien au sujet et qu’il ne voyait pas comment il allait mieux connaitre le sujet alors qu’il n’a jamais été en contact avec des migrants ou réfugiés, d’autant plus qu’il ne s’intéresse pas spécialement aux médias. De ce fait, il disait ce qu’il pensait selon ses connaissances limitées et il était conscient de son ignorance. Il avait toujours tendance à commenter sur les idées des autres dans la discussion, sans donner sa propre opinion.

L’autre personne qui m’a marquée est cette participante que j’ai déjà citée au début de ce billet, celle qui était bien préparée à l’avance. Elle était très active et très confiante de ses réponses et avait toujours une opinion sur tout. De plus, elle montrait son intérêt pour le sujet. Elle parlait beaucoup de son expérience personnelle parce qu’elle avait déjà voyagé dans plusieurs pays. Elle voulait faire une comparaison entre son expérience personnelle et l’expérience des migrants quand ils arrivent en Belgique ou en Europe.

Pendant la discussion, je pouvais remarquer une grande différence entre ces deux participants parce l’un était complètement impliqué dans la discussion et était vraiment enthousiaste tandis que l’autre était très calme et sûr de rien. Par contre, ce qui a rendu la situation très fascinante et impressionnante, c’est le résultat final. Personne ne connaissait mieux le sujet que les autres. Et concernant mes deux participants, à la fin de la discussion, je me suis rendu compte que les deux avaient les mêmes connaissances du sujet malgré les différentes manières d’exprimer leurs opinions pendant la discussion. Ce qui était impressionnant chez la participante était sa façon de s’exprimer avec confiance, ainsi que la façon dont elle montrait des émotions en exprimant son opinion. C’est ce qui donnait l’impression d’une implication dans le sujet. Cependant, j’ai fait un constat sur les deux. L’autre participant était conscient de son ignorance et a avoué dès le début qu’il ne connaissait rien au sujet et qu’il n’avait même pas cherché à savoir ou à faire des recherches sur le sujet avant de venir, à l’inverse de l’autre participante.

Claudia Mbonimpa