Un Ulysse irakien ? Odyssées orientales

Bayt al Hikma. Ou maison de la sagesse. C’est comme cela que l’on appelle la bibliothèque de Bagdad qui existait au début du 9e siècle, et que l’on peut considérer comme la deuxième école de traduction au monde. Sans doute ce haut lieu de la culture est-il ancré dans l’esprit du peuple irakien. Car en une matinée d’avril, je rencontre cet homme irakien qui me parle de son épopée, de son pays d’origine vers son pays d’adoption. A. m’explique que son pays a environ 80UFB00 ans d’histoire, que son peuple est très attaché à l’éducation. Puis il témoigne qu’en Irak, les bombes tombent un peu comme la pluie. Selon lui, il ne se passe pas un jour sans qu’une explosion ne vienne entacher le paysage. Et pourtant, il me décrit une photo. Une photo qui l’a marqué et qui témoigne de la volonté de ses concitoyens à défier la guerre. La défier par l’éducation. C’est une mère qui accompagne son fils sur le chemin de l’école, et à côté une bombe qui explose. École et bombe dans une même phrase, écolier et explosion sur une même photo. C’est une situation absurde, mais une situation réelle. Un événement presque aussi banal qu’une averse, simple aléa climatique duquel on peut se réfugier sous un toit. Sauf que cette fois, un toit ne suffit pas, et l’aléa peut s’avérer fatal.

C’est malheureusement pour cette raison qu’en 2016 en Europe, les jeunes utilisent l’expression consacrée « c’est Bagdad» pour décrire l’état chaotique de leur chambre. Ils le disent avec une touche d’ironie et un brin d’innocence. Ils le disent avec légèreté, sans mesurer ce que cela signifie. Ils font rimer plus ou moins inconsciemment l’ancienne capitale de l’empire abbasside avec chaos et destruction. Ce faisant, ils oublient ou ignorent l’histoire multimillénaire de cette contrée du Proche-Orient. Il y a effectivement beaucoup d’a priori sur cette région du monde. C’est parce que la grande majorité des informations que nous avons au quotidien concerne la guerre. Et à juste titre d’ailleurs. Mais ainsi, nous ne percevons que sa situation actuelle. Et quand nous la voyons, ce n’est généralement pas à des millénaires de culture que nous pensons. Et c’est un peu ça le problème. La guerre, beaucoup d’Irakiens la fuient, mais en même temps, ils la ramènent avec eux. Malgré eux, elle les poursuit jusqu’ici. Aux yeux de nous Occidentaux, ils en sont devenu le symbole. Quand on les regarde, des images de régions grises et dévastées nous viennent à l’esprit. Mais c’est peut-être ce regard qu’il faut changer. D’un côté, faisons notre possible pour prendre la mesure de ce qu’ils ont vécu ; mais d’un autre, rendons-nous compte qu’à l’origine, leur pays ne se résume pas à cette tragédie. Tout comme le savoir de l’empire byzantin et de l’École de Bagdad a été ramené en Europe par la conquête arabe au 12e siècle, ils viennent peut-être à leur tour contribuer à la culture sur notre continent, même si c’est pour d’autres raisons. Cette fois ils ne viennent pas en conquérants, ni même ne reviennent en vainqueurs. Contrairement à Ulysse, ils ne viennent pas pour retrouver leur pays d’origine, mais viennent à la recherche d’un pays d’adoption.

A. me répète trois mots qui résonnent encore dans ma tête : « pas le choix ». C’était rester là-bas ou venir ici, la mort, ou la vie. Il a choisi la vie. D’ailleurs quand on y pense, pourquoi cet acte de résistance serait-il moins héroïque que celui du héros d’Homère? Pourquoi finalement ce ne serait pas lui le héros, celui qui traverse des milliers de kilomètres, non pas pour retrouver les siens comme jadis Ulysse, mais pour sauver sa vie et celle de sa famille, en s’installant sur des terres lointaines et inconnues? Le héros des temps modernes, c’est peut-être celui qui n’a pas le choix.

Charlotte UHER

Bibliographie

BALLARD (M.)

2013

Histoire de la traduction: repères historiques et culturels. Traducto. Bruxelles: De Boeck.
HOMÈRE

1988

L’odyssée. Paris: L’école des loisirs.
SCHMITT (E-E.)

2010

Ulysse from Bagdad. Le Livre de poche 31897. Paris: Michel. S.d.

 

Parcours d’ancien réfugié : la difficile adaptation à une nouvelle vie

« Quitter son pays, c’est tout plaquer. On ne sait pas pour combien de temps on part ou même si on y reviendra un jour », me dit très lucidement un travailleur de Convivial d’origine rwandaise.

Cet homme a quitté son pays à cause du génocide et vit depuis plus d’une dizaine d’années en Belgique. La société belge ne peut que se féliciter de success stories telles que la sienne : un immigré qui ne vit pas de subsides publics et qui a trouvé du travail ainsi qu’un logement. Elle ne peut qu’applaudir. Toutefois, derrière cette belle histoire se cachent de nombreux sacrifices et difficultés. En effet, immigrer dans un pays et y commencer une nouvelle vie a aussi un prix : le demandeur d’asile doit faire l’impasse sur sa culture et ses traditions, faire abstraction du passé et s’adapter aux nouvelles valeurs de son pays d’accueil. Une étape bien plus rwandan-refugeedifficile qu’il n’y parait…

Ainsi, il m’explique, un sourire au coin des lèvres, qu’il ne savait pas comment cuisiner avant de venir. Au Rwanda, il occupait un poste au tribunal de la justice ; il faisait donc partie de la classe supérieure et avait des domestiques pour s’occuper des tâches ménagères. À son arrivée en Belgique, tout a été différent. Ce fait presque anodin reflète pourtant un problème bien plus grave. En effet, les personnes immigrées hautement qualifiées comme les médecins, vétérinaires, avocats ou ingénieurs doivent accepter ici des postes bien moins prestigieux (cueilleur de tomates, chauffeur de voitures, etc.) faute d’équivalence de diplômes. L’intégration par le travail n’est donc pas toujours chose aisée, et prend du temps et de la patience.

Quelques semaines plus tard, je rencontre un autre travailleur rwandais chez Convivial. Il me raconte une anecdote tout à fait étonnante. Pendant ses cours d’intégration, des étudiants sont venus lui parler de la cohabitation. Cette notion lui était complètement étrangère. Il m’a d’ailleurs avoué que cela n’existait pas dans son pays et que les gens qui agiraient de la sorte seraient pointés du doigt. Sur sa lancée, il me confie qu’au début, il ne savait pas comment commander aux restaurants. Tous ces nouveaux noms de plats étaient difficiles à prononcer voire mémoriser. Par conséquent, il restait chez lui et mangeait ce qu’il connaissait.

Si l’on y ajoute un zeste de difficulté de compréhension de la langue, une poignée de préjugés et une pincée d’appréhension, voire de regrets, le cocktail risque de devenir dur à avaler pour certains d’entre eux. Cela dit, ils vous diront tous qu’ils ont trouvé la recette du bonheur en Belgique.

Floriane Rocrelle

Bibliographie : France-Info, « UNHCR ACCUSED OF ABANDONING RWANDAN REFUGEES », 20 janiver 2012, https://www.google.be/search?q=google+image&biw=1600&bih=799&source=lnms&tbm=isch&sa=X&ved=0ahUKEwiE9Z_rgaDMAhUKORQKHUYUCtQQ_AUIBigB#tbm=isch&q=rwandan+refugees&imgrc=9o6RoGak-_j7cM%3A

La Belgique, mauvaise élève de l’UE en matière d’égalité face à l’embauche ?

unemploymentSaviez-vous que la Belgique est classée dans le top 3 des pays de l’UE où la discrimination face à l’embauche est la plus importante? Des études menées par le monitoring socio-économique belge, Eurostat, ou encore, le FRA (European union agency for fundamental rights) ont toutes tiré le même constat : les Belges sont davantage favorisés à l’embauche que les personnes issues des pays non-UE (notamment les maghrébins et les africains). En termes de chiffres : 75% des belges trouvent un emploi en Belgique, contre moins de 50% des personnes d’origine maghrébine, africaine ou provenant d’un autre pays hors de l’UE. Par ailleurs, la Belgique est le pays de l’UE où les écarts de revenus entre immigrés et non-immigrés sont les plus importants. Les causes sont multiples et parfois complexes. Certains déplorent la mauvaise qualité de l’enseignement auquel les personnes issues des pays non-UE ont le plus facilement accès. D’autres, les problèmes linguistiques, ainsi que la structure du marché de l’emploi en Belgique, réputée pour être très fermée aux personnes étrangères. Certes, il est intéressant de noter que depuis 2007, trois lois anti-discrimination sont entrées en vigueur pour interdire et punir la discrimination notamment dans le cadre de l’accès à l’emploi.

Face à ces constats, je me suis posé la question suivante : existe-il des associations ou organisations à Bruxelles qui œuvrent en faveur de l’intégration des étrangers dans le marché du travail?

La réponse est oui. En tant qu’élève-enquêteuse sur la crise des réfugiés, j’ai eu la chance d’entrer en contact avec quelques-unes de ces associations à Bruxelles. Ma première découverte a été le CIRE, une ASBL belge qui s’occupe depuis 60 ans des demandeurs d’asile, des réfugiés et des étrangers avec ou sans titre de séjour. Elle offre plusieurs services pour venir en aide aux plus vulnérables: des écoles de français, des structures d’accueil pour les demandeurs d’asile, des logements, ou encore, des équivalences de diplômes. Elle travaille également avec 24 associations qui sont membres du CIRE (citons par exemple, Amnesty international, convivial, caritas, médecins du monde, etc.) ce qui laisse voir l’ampleur du réseau. Pour en savoir plus, il est possible de consulter leur site web ici ! Toujours dans ma recherche d’associations actives dans ce domaine, j’ai découvert que Actiris proposait un plan « diversité » aux entreprises. Plus concrètement, sous l’impulsion de la région de Bruxelles-Capitale qui a mis en vigueur des ordonnances relatives à l’intégration en  2008, Actiris promotionne cette initiative à travers son plan diversité. Actuellement, on compte une petite cinquantaine d’entreprises belges qui aurait reçu le label diversité. Initiative intéressante ! Si vous voulez en savoir plus sur les résultats, vous trouverez des informations ici et ici aussi ! Finalement, de fil en aiguille, je suis tombée sur Duoforajob, association belge très récente (elle a été créée en 2012) qui s’occupe de l’insertion socio-professionnelle. Grâce à des binômes « senior-chercheur d’emploi » constitués pour une période de 6 mois, les personnes rencontrant des difficultés à trouver un emploi, à cause de leur origine ethnique ou de leur âge, sont encadrées et accompagnées. Bref, ce sont des experts dans les problématiques de l’intégration et des inégalités sociales !

Une chose est sûre, cette enquête m’a montré que la solidarité et l’entraide existent bel et bien en Belgique. Je ne peux que souhaiter que ces organisations continuent à gagner de l’influence dans la lutte contre la discrimination à l’emploi. Qui sait, la Belgique perdra peut-être son bonnet d’âne dans quelques années ?

Leonor de la Vega

Une Europe assiégée ? Traitement médiatique et réalité du fait migratoire

La question migratoire est ardemment débattue mais malheureusement très mal comprise. La majorité des préjugés sur les flux migratoires se basent sur des mythes et non des faits. C’est d’ailleurs pour cette même raison que les politiques destinées à les diminuer échouent. Il est temps que nous apprenions à voir l’immigration non comme « un problème à résoudre » mais plutôt comme un résultat intrinsèque et inévitable de la mondialisation mais aussi du développement de la société humaine.

Migratory-Flock of birds
La Grande Migration

Lors des mes entretiens au Ciré et à l’Actiris, j’ai eu l’occasion de discuter du rôle des médias dans la crise migratoire. Les personnes que j’ai interviewées m’ont toutes informée qu’elles se méfiaient des informations relayées par les médias. Selon elles, la plupart des médias veulent faire du buzz, faire du sensationnalisme, c’est pourquoi elles trouvent les articles publiés très biaisés. Pour elles, l’information est filtrée et même fausse parfois. J’ai pu discuter de la crise migratoire « sans précédent » avec une employée de Ciré d’origine kosovare. Il y a 17 ans, elle a quitté l’ex-Yougoslavie pour la Belgique lors du conflit bosniaque. Elle m’a alors appris que durant cette période, la situation de l’immigration de masse en Europe était bien pire. C’est pourquoi j’ai décidé de me pencher un peu plus sur la question de savoir si on assiste vraiment à crise migratoire « sans précédent » ou non.

En effet, depuis le début des flux migratoires en provenance du Moyen-Orient, les médias mettent l’accent sur le nombre significatif de migrants qui viennent en Europe. Les chaînes d’info, les journaux et les réseaux sociaux sont tous envahis de photos montrant des hommes, des femmes et des enfants, entassés comme du bétail dans des camps ou derrière des grillages à la frontière serbo-hongroise. L’information relayée est toujours la même : cette vague d’immigration de masse est sans précédent ! Mais est-ce vraiment le cas ?

Pour trouver la réponse, j’ai décidé de faire des recherches, de vérifier les chiffres et de ne pas me fonder sur la majorité des articles que l’on peut trouver un peu partout sur internet. Pourquoi ? Parce que l’idée que l’on assiste à des migrations de masse sans précédent et que les pays développés sont particulièrement touchés m’est inconcevable.

« L’Europe est en guerre! Contre un ennemi qu’elle s’invente. »

Une étude faite par Hein de Haas, co-directeur de l’Institut de Migration internationale (IMI), démontre que le taux des flux migratoires dans le monde est resté stable. En effet, le nombre absolu de migrants internationaux a presque doublé entre les années 1920 et 2000 mais la population mondiale a aussi augmenté au même rythme. Près de 3% de la population mondiale sont des migrants internationaux, ce chiffre est resté constant au cours du dernier demi-siècle. Il est donc erroné de dire qu’on assiste à une augmentation des taux migratoires.

En ce qui concerne le cas de l’Europe, Hein de Haas a souligné que, bien que le nombre de migrants en Europe ait fortement augmenté, on ne peut pas parler de crise migratoire « sans précédent ». En effet, pendant la guerre des Balkans, les chiffres des flux migratoires étaient beaucoup plus conséquents. Par ailleurs, la plupart des migrants se trouvent dans des pays en voie de développement (Asie et Afrique) et non dans des pays riches. En effet, seulement 10% des réfugiés syriens viennent en Europe, le pourcentage restant demeure en Turquie, en Jordanie et au Liban. La Turquie compte à elle seule plus de 2,9 millions de réfugiés syriens. Ce sont donc ces pays-là qui sont « assiégés » et non l’Europe. On ne peut donc ni parler d’exode ni d’une invasion.

Pour conclure, nous devons « reconceptualiser » l’immigration. Nous devons arrêter de la voir comme un « bon » ou « mauvais » processus mais plutôt comme un phénomène naturel et normal. Le processus de migration existe depuis l’âge des glaces, elle est inscrite dans notre ADN, et la diaboliser entraverait le développement humain et social dans le monde.

Nazanin NEJATI

Bibliographie

Hein de Haas & Mathias Czaika
2014
« The Globalization of Migration: Has the World Become More Migratory? »
Hein de Haas
2015
« Behind the Headlines: Investigating the drivers and impacts of global migration »

Yolande U. : un long chemin vers la sécurité

« Bonjour Yolande, puis-je vous enregistrer durant notre entretien ? » – « Thomas, j’ai connu quelques galères en tant que réfugiée, tu ne vas quand-même pas me faire croire que tu n’as pas le courage de prendre note de mes réponses ? ». Tel était mon premier contact avec cette surprenante femme d’origine burundaise qui travaille désormais comme comptable chez Caritas.

Yolande U. s’est faite rattraper par la guerre à chaque fois qu’elle tentait d’y échapper : en 1994, Yolande fuit la guerre civile burundaise et se réfugie au nord, au Rwanda. Sentant le vent tourner, elle décide de fuir le Rwanda en février 1994, juste avant que le génocide n’éclate sur place. Yolande met ensuite le cap sur la République Centrafricaine. « C’était une période difficile pour moi car, malgré les études que j’avais faites, on me traitait comme une « moins que rien » et on me pointait sans cesse du doigt. » En 1999, le sort semble s’acharner sur Yolande. Des troubles émergent en effet en Centrafrique, une grenade tombe même sur la paroisse qui l’abrite, la condamnant une nouvelle fois à s’exiler. Comme quoi, il ne suffit pas de fuir, encore faut-il fuir dans le bon sens ! C’est donc en 1999, juste après son mariage, que Yolande pose ses valises ici en Belgique, seule.

Après avoir fui la guerre, un nouveau parcours du combattant s’offre à Yolande. Il s’agit d’un parcours qu’elle prend très au sérieux, mais avec un optimisme à toute épreuve. « Dès mon arrivée, la Belgique m’avait offert un sentiment de sécurité. Peu importe les obstacles que j’allais désormais devoir affronter, je les surmonterai, car j’avais enfin cette sécurité que je recherchais. » Yolande est rapidement expulsée de son centre d’accueil à Rixensart, livrée à elle-même pour trouver un nouveau logement. Yolande désire travailler comme comptable, mais on lui impose de reprendre les études en première année, faute d’équivalences de diplômes… Son mari la rejoint en 2001, et ses trois grossesses successives ne l’empêcheront pas de réussir ses années d’études en comptabilité. Après avoir difficilement trouvé un stage de fin d’études, Yolande ne parviendra pas à trouver un emploi. « Je voulais cependant être active, me vider la tête, sortir de chez moi, j’ai donc fait des années de bénévolat dans divers domaines ». En 2009, Yolande devient comptable bénévole chez Caritas, avant de décrocher son premier contrat dans cette même ONG en tant que comptable, un an plus tard.

C’est avec fierté que Yolande me dit qu’elle est aujourd’hui une femme belge, mariée, bilingue et mère de trois enfants. Elle est employée chez Caritas et a son petit chez-elle. Mais elle se dit avant tout en sécurité ! Son parcours ne s’arrête cependant pas là, car Yolande est désormais prête à tendre la main aux nouveaux arrivants : « Je me rends désormais dans des centres d’accueil uniquement pour écouter les nouveaux arrivants. On oublie souvent qu’ils ont besoin de vider leur sac, d’extérioriser. Je suis là pour eux ».

Yolande est de nature très optimiste, durant les deux fois où je l’ai rencontrée, elle était accompagnée d’un grand sourire et d’une bonne humeur. Elle estime avoir eu énormément de chance depuis son arrivée en Belgique, d’avoir pu suivre des études, de trouver un logement, un travail et surtout ce sésame qu’est a sécurité. Mais c’est la gorge nouée qu’elle me fera part du revers de la médaille : « Quand je retourne au Burundi, on me traite comme une étrangère et non comme une burundaise. J’ai gagné énormément de choses depuis mon arrivée en Belgique, mais j’ai perdu pas mal d’éléments en route : ma patrie, mon identité, je ne suis plus chez moi. Je ne suis plus africaine, je ne suis pas européenne, j’ai perdu ma personnalité et ma culture depuis que je suis réfugiée. Que dois-je raconter à mes enfants ? Qui sont-ils ? ».

Avant de me quitter, Yolande souhaite faire passer un message aux nouveaux arrivants : « Battez-vous pour ce que vous voulez. Ce sont des années difficiles qui vous attendent, mais les choses ne tomberont pas du ciel et le combat se fait seul, donc battez-vous ! » Ceci est le message d’une battante toujours souriante qui a soulevé des montagnes tout au long de sa vie. Merci Yolande U. de vous être livrée à moi !

Thomas REGNIER

Orgueil et préjugés : les migrants, un danger pour notre identité nationale ?

Le thème de l’ « identité nationale » refait régulièrement surface dans la presse et constitue une problématique très actuelle. En effet, les récentes vagues d’immigrations, notamment en raison du conflit syrien, ont créé en Europe un climat de peur et d’incertitude. Certains pensent même que le nombre important de migrants met en péril les identités nationales, voire l’identité occidentale.

En 2007, Nicolas Sarkozy crée un ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire,  et rouvre ainsi le débat sur le concept d’ « identité nationale ». Nombre de personnes ont dénoncé les risques qu’une définition de ce concept pourrait impliquer. En 2009, le chercheur Pap Ndiaye, de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, avait notamment exprimé sa crainte d’une dérive « autoritariste » du débat, affirmant qu’ « Il y a tellement de façons d’être français qu’il serait triste que le gouvernement nous dicte ce qu’est être français. » (GERARD 2009) La création de ce ministère avait également suscité les réactions de l’ASSOCIATION FRANCAISE DES ANTHROPOLOGUES (2007), qui considérait ce phénomène comme très inquiétant. D’après l’Association, ce ministère associant les termes d’immigration, d’intégration et d’« identité nationale », sous-entendait que la nation était menacée, voire polluée par l’immigration. Elle avait par ailleurs déclaré que :

« La notion d’identité nationale ne saurait avoir de validité scientifique. Elle est une construction sociale imaginaire qui, sous couvert d’unité, tend à renforcer les divisions, les discriminations et les inégalités. »

En effet, déjà au XXe siècle, le grand intellectuel Claude Lévi-Strauss définissait « l’identité » comme une « sorte de foyer virtuel auquel il nous est indispensable de nous référer pour expliquer un certain nombre de choses, mais sans qu’il n’ait jamais d’existence réelle. » (AGIER 2009.) Cette idée de construction sociale imaginaire est également consacrée dans  Imagined Communities (1983), ouvrage de Benedict Anderson dans lequel il affirme que la nation est une « imagined political community », une communauté politique imaginée. L’ « identité nationale » serait donc une construction sociale, une création arbitraire. Les membres de la « nation » ne se connaissent pas, aucun lien ne les attache  jusqu’à ce que la nation, une identité partagée, soit créée par la presse, la littérature, etc. Bien que socialement construite, la nation est donc devenue une réalité inéluctable. Ce mythe d’avoir un destin et une histoire en commun est problématique car, fragile, on ne peut le réécrire chaque fois qu’un immigrant arrive. C’est pourquoi les immigrants dérangent. Ils remettent en cause le mythe de la nation.

Pour conclure, le concept « d’identité nationale » n’est au fond qu’une construction sociale. Par conséquent,  il n’y pas lieu d’avoir peur pour cette identité ni de penser qu’elle serait « menacée » ou « affaiblie » par les immigrants, d’autant plus que le phénomène de migrations a toujours existé et l’on constate que le nombre d’immigrés ne constitue qu’une part infime de la population européenne (pour plus d’informations sur la « vague d’immigration sans précédent » voir l’article de Nazanin Nejati).

Charlotte MAUQUOY

Bibliographie

AGIER (M.)
2009
« L’identité nationale, un débat multidimensionnel »
dans Le Monde
11.11.09
http://www.lemonde.fr/idees/article_interactif/2009/11/11/l-identite-nationale-un-debat-multidimensionnel_1265877_3232_2.html
ANDERSON (B.)
1983
Imagined Communities :Reflexions on the Origin and Spread of Nationalism
Londres: Verso
ASSOCIATION FRANCAISE DES ANTHROPOLOGUES
2007
Communiqué de l’Association française des anthropologues, à propos de l’instauration d’un ministère « de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du co-développement »
31 mai 2007
http://berthoalain.com/2007/05/31/immigration-et-identite-nationale/ 
GERARD (M.)
2009
« Le débat sur l’identité nationale au miroir de la presse étrangère »
dans Le Monde
03.11.2009
http://www.lemonde.fr/societe/article/2009/11/03/le-debat-sur-l-identite-nationale-au-miroir-de-la-presse-etrangere_1261969_3224.html#7ujYdbtMUrt4xkqb.99

Déconstruire les préjugés : Du migrant anonyme à l’individu

« C’est une vague d’immigration sans précédent ! » « On va être envahi par des terroristes. » « Notre identité nationale est en danger. » « Ils viennent profiter du système. » Dans un contexte d’incertitude et de peur de « l’autre », les préjugés envers les réfugiés sont légion et je dois admettre qu’avant notre enquête de terrain, je ne faisais pas exception. Tout le monde a son avis sur la question des migrants, mais en avez-vous déjà rencontré ?  Vous êtes-vous déjà penché sur leur histoire ? J’entends par là leur histoire individuelle, et non pas celle du conflit syrien.

On nous dit souvent « ils prendront les boulots dont les Belges ne veulent pas ». Pour ma part, lorsque l’on me parlait des réfugiés, j’avais donc cette image de « pauvres » victimes, de « pauvres » personnes à faible capital culturel qui allaient, en effet, prendre les emplois dont personne ne veut ici. Dans le cadre de notre enquête de terrain sur la crise des migrants, j’ai eu l’occasion de participer au projet Housing Café organisé par Caritas International. Là-bas, je me suis rendu compte à quel point j’avais des idées fausses, et à quel point j’avais moi-même bien besoin de renforcer ce fameux « capital culturel » ! J’ai discuté avec diverses personnes, et il s’est avéré que pratiquement toutes avaient fait des études ou comptaient en faire (pour les jeunes en tout cas). Des jeunes qui souhaitent faire des études d’ingénieur, de littérature ou encore de commerce, aux grands magistrats et journalistes, les beaux profils se succèdent parmi les réfugiés.

Une étude réalisée par Caritas International en 2014 confirme d’ailleurs cette impression et a montré que 68% des répondants possédaient un diplôme d’études secondaires ou d’enseignement supérieur, mais que seulement 17% avaient demandé une équivalence de diplôme. En effet, le coût, le temps d’attente très long, et le fait que nombre d’entre eux ne possèdent pas leur diplôme original et ne peuvent en demander une preuve en raison de la situation dans leur pays d’origine en découragent plus d’un  (CARITAS 2014 : 13-14). Nombre de réfugiés obtiennent alors un emploi sous le fameux « article 60 ». Malheureusement, il s’agit souvent d’emplois physiques sans compétences particulières nécessaires et  ne correspondant souvent pas aux profils des réfugiés.  Ainsi, je commence à comprendre d’où me venait cette idée fausse du réfugié  à « faible capital culturel ».

Migrants pass through the border from Greece into Macedonia near the town of Idomeni, Northern Greece, on Aug. 22. (Sakis Mitroldis/AFP/Getty Images)
Migrants pass through the border from Greece into Macedonia near the town of Idomeni, Northern Greece, on Aug. 22. (Sakis Mitroldis/AFP/Getty Images)

Il est évident que les médias contribuent à alimenter les préjugés et la peur de l’autre. En effet, ces derniers véhiculent une représentation visuelle standardisée des migrants à travers des images de marées humaines, d’anonymes en masse. Ce phénomène n’est pas sans rappeler la théorie de Liisa Malkki selon laquelle les pratiques humanitaires « universaliseraient » les personnes déplacées en « réfugiés » (perçus comme des « victimes pures »). Les causes politiques, historiques et culturelles de leur situation seraient reléguées au second plan, voire purement ignorées. D’après Mme Malkki, les pratiques des organisations humanitaires tendent ainsi à faire taire les réfugiés (CULTURAL ANTHROPOLOGY 1996).  Il me semble que l’on pourrait élargir cette théorie aux médias. Selon moi, ces derniers devraient rendre la parole aux migrants et nous permettre d’écouter leur histoire. Si ces personnes pouvaient s’individualiser, peut-être que les Belges pourraient  davantage s’identifier à eux. Il est, en effet, plus facile de faire preuve d’empathie et d’altruisme face à des parents, des enfants, des frères et sœurs, des personnes qui ont leur histoire propre, que face à des anonymes.

Pour conclure, peut-être y aurait-il moins d’idées préconçues et de peur de l’autre si les médias permettaient aux réfugiés de sortir de leur anonymat. En effet, il est plus facile de s’identifier à un individu qu’à une masse de migrants anonymes. Ainsi, la peur laisserait place à l’empathie. Car ce n’est pas aux migrants qu’il faut faire la guerre, mais aux préjugés. Et comme Chamfort l’avait déjà si bien dit au 18e siècle: « Quiconque a détruit un préjugé, un seul préjugé, est un bienfaiteur du genre humain. »

Charlotte MAUQUOY

Bibliographie                                                    

CARITAS
2014
Réfugié ch. Travail

Résultats d’une étude sur la formation et l’emploi menée auprès de réfugiés

CULTURAL ANTHROPOLOGY
1996
Speechless Emissaries : Refugees, Humanitarianism, and Dehistoricization

Liisa Malkki

Vol. 11, No. 3 (Aug., 1996), pp. 377-404